Monsieur Dufour, vous participerez à la 13e édition du FOROM qui abordera la relation client. Pour quelles raisons avez-vous accepté d’intervenir sur ce thème ?
D’abord, parce que la relation client est au cœur du marketing, la discipline sur laquelle je travaille depuis plus de vingt ans, et en particulier du marketing digital que j’enseigne au sein de la HEIG-VD. Ensuite, parce que le numérique modifie en profondeur la relation client. En effet, depuis le milieu des années 90, les outils Internet, puis les mobiles, les tablettes et plus récemment les objets connectés, sont devenus des vecteurs essentiels de la relation client. On dit souvent que le marketing digital est un marketing relationnel. C’est parfaitement exact. La création et l’entretien d’une relation de qualité avec chaque client, de façon personnalisée, interactive et mutuellement bénéfique constitue un des piliers du marketing digital.
A ce stade, il me semble par ailleurs important de rappeler que la notion de client doit être comprise dans un sens très large. Le numérique modifie également la relation aux citoyens usagers dans le contexte des services publics, la relation aux membres dans le monde associatif ou la relation aux employés au sein même des entreprises.
La relation client a été bouleversée ces dernières années. Quelle est la situation aujourd’hui ?
A mon sens, les bouleversements ne sont pas terminés. Ils se déroulent sous nos yeux, sans que l’on comprenne toujours la profondeur des changements qui s’opèrent. Plusieurs dimensions permettent d’analyser ces mutations pour mieux les appréhender :
- la temporalité, qui met en tension un temps long, celui de la relation globale avec le client, qui s’est étendu du berceau à la tombe (voire au-delà), et un temps court, instantané et permanent, celui du temps réel, qui impose une réactivité immédiate de l’entreprise face aux exigences de ses clients. L’émergence du prédictif, c’est-à-dire d’un futur probable, s’inscrit également dans les questions entourant la temporalité de la relation.
- la spatialité, qui bouleverse le lieu de la relation client, et brouille les frontières des points de vente, des agences, des guichets… La relation client connectée, surtout depuis l’émergence du mobile, intervient partout. Elle suit le client jusque dans l’intimité de son domicile, de ses déplacements, de ses voyages, de ses loisirs ou de ses vacances. Avec les objets connectés personnels (les wearables), la proximité pourrait d’ailleurs encore s’accroître en se déployant sur de nouveaux appareils.
- la personnalisation, qui s’appuie sur la connaissance des clients, c’est-à-dire sur la collecte, le stockage et le traitement de données personnelles, dans le but d’adapter différentes dimensions de la relation client. Lorsque cette personnalisation est déployée à large échelle, jusque sur d’immenses groupes de clients, on parlera de sur-mesure de masse.
- l’automatisation, qui concerne non seulement les interfaces relationnelles avec les clients, mais aussi et plus globalement des pans entiers du marketing et des autres fonctions opérationnelles de l’entreprise. Cette informatisation des services s’est d’abord faite en préservant une assistance humaine dans la relation (le guichetier, la caissière ou le pompiste par exemple), pour ensuite les faire disparaître en proposant au client une relation directe avec des machines accessibles en libre-service (le distributeur de billets, l’automate de la station-service, la caisse automatique, l’application de mobile banking, le site e‑commerce, le chatbot, etc.).
- l’implication, qui décrit le rôle actif que le client peut jouer dans la relation. Plusieurs termes décrivent ces nouveaux rôles de conso-acteurs, de pro‑sommateurs, c’est-à-dire de consommateurs impliqués dans la production. A titre d’exemple, on peut citer le rôle des clients dans la génération de contenus (pensez à l’évaluation des produits sur un site e-commerce ou sur un site spécialisé), dans la promotion (par exemple en partageant un contenu promotionnel sur les réseaux sociaux), dans l’assurance qualité (quand un client signale les bugs résiduels d’une application), etc.
Chacune de ces dimensions fondamentales a modifié en profondeur la relation client et sa gestion par les organisations.
Le digital force les entreprises à se mettre à la page pour rester connectées à leurs clients. Quels sont les enjeux majeurs ?
Certainement, et l’on retrouve dans cette question la notion de permanence de la relation client. Le digital y joue un grand rôle car il multiplie les canaux relationnels, tout en ajoutant des canaux automatisés et une gestion assistée de certains canaux. La plupart des entreprises ont aujourd’hui mis en place des écosystèmes digitaux très riches comportant des sites web, des applications mobiles, des présences sur les réseaux sociaux, des newsletters, voire des objets connectés. Ces composants sont autant de canaux relationnels permettant aux organisations de gérer des relations avec leurs clients, quel que soit leur domaine d’activité ou la nature de leur modèle d’affaires (B2C, B2B, etc.).
Un des enjeux actuels consiste pour beaucoup d’entre elles à rationaliser cet écosystème digital et à industrialiser sa gestion opérationnelle. Pour cela l’entreprise doit commencer par cartographier ses présences digitales et les ressources humaines et techniques qui permettent de les gérer (on parlera des marketing tech stack tools). Ensuite, c’est le parcours client qui va être cartographié, afin de comprendre le mieux possible comment les clients recourent aux différents canaux proposés, qu’ils s’agisse de canaux réels comme les boutiques ou les forces de vente, ou virtuels comme les sites web ou les applications mobiles. Cette analyse des parcours clients fait ressortir leur dimension multicanale, c’est-à-dire le passage fréquent d’un canal à un autre, par exemple lorsqu’un client effectue une recherche sur mobile, pour aller ensuite voir un produit en point de vente et enfin le commander sur un site e-commerce. La compréhension fine de ces comportements permet à l’entreprise d’orienter le développement de ses canaux relationnels vers une offre omnicanale cohérente. Cela dit, ce n’est pas toujours facile, car certains aspects de cette transformation digitale des comportements clients imposent le déploiement de solutions parfois complexes et exigeant des investissements significatifs en termes techniques et humains. Le marketing, l’informatique et le commercial doivent dans tous les cas unir leurs visions et leurs forces pour imaginer et mener à bien de tels projets, avec le soutien des directions générales. Cette alliance constitue un enjeu majeur et un défi certain.
Selon vous et votre expérience, quelles sont les craintes actuelles des entreprises en matière d’acquisition de clients, mais aussi de fidélisation?
Le fait que le numérique bouleverse le jeu concurrentiel est un élément qui véhicule son lot de craintes. Les entreprises font face à l’arrivée de nouveaux concurrents, qu’il s’agisse de startups purement digitales, de concurrents venus d’ailleurs, ou d’acteurs aux pratiques et aux outils différents… Ces réalités ou ces menaces frappent de nombreux domaines.
Par rapport à la relation client, vous avez raison de citer les grandes étapes que sont l’acquisition, la conversion et la fidélisation. Chacune est fortement impactée par la transformation digitale. L’acquisition se transforme en basculant les investissements publicitaires vers les médias digitaux, répondant ainsi au transfert de l’attention des clients vers les canaux digitaux. L’émergence de nouveaux espaces de communication, comme les réseaux sociaux, élargit aussi la palette d’outils disponibles pour l’acquisition. La conversion ensuite, avec le développement de l’e‑commerce et des services avant- et après-vente associés. La fidélisation enfin via l’eCRM, les newsletters, les réseaux sociaux, voire les produits connectés eux-mêmes. Même si cela parait futuriste, c’est en fait déjà une réalité par exemple dans l’automobile ou dans certains secteurs industriels. Face à ces changements, les entreprises font d’importants efforts pour adapter leurs pratiques, leurs systèmes et leurs équipes. Ce n’est pas toujours chose facile, d’autant que les changements sont relativement rapides. La définition des actions et des priorités stratégiques n’est pas toujours simple et suscite des craintes parfaitement légitimes chez les décideurs.
Beaucoup de grandes questions sont encore sans réponses. Prenez par exemple la question de l’incarnation des services. Personne ne sait vraiment comment il convient de doser la présence de l’humain dans un marketing relationnel qui pourrait désormais s’en passer. Comment garantir une symbiose optimale entre l’homme et la machine du côté des entreprises, comme du côté des consommateurs. Prenons l’exemple des services bancaires. La question très concrète est de savoir jusqu’où préserver ou intégrer de l’humain dans la relation bancaire, dans l’agence par exemple. C’est aussi de savoir jusqu’où assister l’humain vendeur et l’humain client, par exemple via des systèmes intelligents de recommandation ou d’analyse. On touche là à des questions fondamentales qui concernent le marketing, mais bien plus largement l’organisation de nos activités commerciales et plus largement encore celle de nos sociétés, notamment à travers l’impact de ces différentes questions sur l’emploi ou sur la liberté des individus.
Les débats sociétaux émergents, par exemple autour de l’intelligence artificielle, sont autant de symptômes témoignant de l’ampleur que commencent à prendre ces questions. Or ces débats montrent bien la diversité des sujets, laquelle reflète la profondeur des changements induits par notre entrée réelle dans la société de l’information. Ces débats qui touchent aux racines même de la démocratie, de la liberté, de la géopolitique, du droit, de l’économie, de l’égalité aussi, montrent à quel point ces questions sont fondamentales.
Quelles sont les évolutions à prévoir en matière de gestion de la clientèle pour les années à venir ?
Comme évoqué jusqu’ici, il me semble que l’évolution digitale qui s’est engagée n’en est qu’à ses débuts. Elle va se poursuivre et les entreprises vont devoir continuer à adapter leur relation client pour y faire face.
Par ailleurs, la gestion de la clientèle va également évoluer avec :
- les solutions techniques, les outils, qui vont poursuivre leur développement et surtout leur consolidation. Le marché des technologies marketing (les martech) est encore très jeune et doit mûrir.
- les compétences des collaborateurs, grâce à des formations spécialisées, telles qu’on les développe, en Suisse et ailleurs dans le monde, sous forme initiale et continue, présentielle et à distance. La filière de bachelor HES en ingénierie des médias à Yverdon en est un exemple précurseur.
- le cadre opérationnel et règlementaire qui va lui aussi se mettre en place. Les secteurs du marketing et de la publicité sont en première ligne face à l’entrée en application le 25 mai 2018 du Règlement européen sur la protection des données personnelles (RGPD). D’autres règlementations lui emboiteront le pas, au niveau européen (par exemple le futur Règlement ePrivacy), en Suisse (avec la révision de la LPD), voire peut-être aux États-Unis (puisque le sujet a été plusieurs fois évoqué lors des récentes auditions de Mark Zuckerberg par le Congrès).
Le sujet des données personnelles et les mutations de la relation client ne sont qu’un des multiples aspects de l’entrée dans la société de l’information. Nul doute que d’autres cadres devront être posés, par exemple autour des algorithmes, de la robotique ou de l’intelligence artificielle.
Dans ce contexte, les clients et citoyens que nous sommes devront faire entendre leurs voix, au côté de celles des entreprises, pour jouer un rôle actif dans la définition des pratiques souhaitables en matière de relation client. Le monde académique se doit de participer à ces réflexions et de tenter d’éclairer ces questions. C’est à cette condition que pourra s’épanouir une société de l’information plus respectueuse des droits humains fondamentaux et des intérêts légitimes des citoyens consommateurs.