Maître-mot d’une époque qui donne l’impression de ne pas tenir en place, la mobilité ouvre des perspectives quelque peu ambivalentes. Les technologies en général, ce qu’elles permettent en termes d’organisation personnelle et collective, donnent la possibilité d’être continuellement en déplacement sans cesser de travailler. On se dit toutefois qu’elles devraient aussi rendre possible le travail à l’échelle globale sans bouger de sa chaise. C’est d’ailleurs ce qui se passe. L’un n’empêche pas l’autre. Nomades et sédentaires le sont souvent par caractère. Ils coexistent et se complètent.
Le moteur de la mobilité depuis l’émergence des grands moyens de transport, ce sont d’abord les technologies. Les technologies ne résolvent pas tous les problèmes humains. Elles ne rendent pas plus intelligent non plus. Ni moral. La révolution technologique permanente se heurte surtout à de vives et continuelles résistances. Humaines et politiques. La gauche est en général méfiante face aux grandes innovations. Elle les soupçonne de ne servir qu’à enrichir quelques uns au détriment des autres. La gauche est aussi opposée à la mondialisation, synonyme de néolibéralisme à ses yeux (l’invective idéologique suprême).
Il est d’autant plus intrigant dans ces conditions que le courant philosophique le plus tendance actuellement en Europe, l’accélérationnisme, vienne précisément de gauche. C’est l’idée que les fameuses contradictions du capitalisme, rendement décroissant en premier lieu, qui allaient selon le millénariste Marx détruire la civilisation bourgeoise (mais qui tardent à se réaliser), ne sont pas celles que l’on croit. Ne l’auraient-elles pas sinon déjà anéantie?
Une toute autre contradiction vient du fait que les technologies, les nouveaux médias en particulier, étroitement favorisés par le capitalisme (investissements dans la recherche et développement), permettent de plus en plus de s’en affranchir. L’accélération technologique annonce la fin imminente du capitalisme. Alors pourquoi s’y opposer? Pourquoi ne pas plutôt accélérer? De même, pourquoi résister à une mondialisation ayant tendance à affaiblir les frontières et les nations, cadre politique et juridique dans lequel le capitalisme privé a émergé et s’est développé?
D’autant plus que la fin du capitalisme ne sera pas à coup sûr une fin brutale de type apocalyptique ou révolutionnaire. En fait, elle aurait déjà commencé dans l’ère du numérique. Elle se terminera lorsqu’une autre civilisation se sera complètement substituée à celle dont tant de grands esprits rêvent qu’elle s’achève. Une civilisation qui ne sera plus basée sur la propriété privée ni l’optimisation des profits. Sur quoi alors? Difficile de s’en faire une idée à ce stade, mais les changements, plus encore l’anéantissement des modèles économiques préfigurent probablement l’avenir. On pense en particulier au déclin de la propriété intellectuelle (qui a commencé par le domaine artistique), à tous les modèles dits «de partage», de Uber à Airbnb en passant par l’ «archaïque» Mobility en Suisse. Au web en général, aux réseaux sociaux, au bitcoin, à tous les accès gratuits. A l’open sourcing…
Les majors américains des technologies, de l’information en particulier, figurent cette année, et pour la première fois en tête des plus grands groupes industriels et de services du monde (banques comprises). Ils ont réussi à créer de la dépendance à grande échelle, ce qui ne plaît guère aux clients captifs (pas seulement de gauche). Un phénomène aussi addictif que Wikipedia est pourtant resté sans but lucratif, ce qui aurait pu aussi être le cas de Twitter (ça peut encore le devenir). Et de bien d’autres succès. Il est évidemment plus difficile de penser à ce stade qu’une contre-offensive purement citoyenne pourrait reléguer Apple ou Facebook parmi les grands leaders devenus tout d’un coup inutiles. Mais si c’est ça l’objectif, alors longue vie à l’accélérationnisme.